vendredi 10 décembre 2010

Réflexion sur le métier d’artiste du tatouage au Québec en 2010

En lisant l’article du blogue « le bloc note » du 24 décembre 2001, sur «  Repenser son travail en tant qu’intervenant », je me suis sentie grandement interpelée par plusieurs points très similaires à mon métier d’artiste du tatouage. Cela m’a inspiré a partager avec vous aujourd’hui les réflexions qui me hantent depuis longtemps sur mon travail en empruntant la forme utilisée dans le « bloc note ».
Comment expliquer aux autres que notre travail en tant qu’artiste du tatouage, un travail qui semble à prime abord assez simple et ne demandant pas trop d’énergie, peut être non seulement essoufflant mais consumant, ingrat voir parfois traumatisant.  Selon certains, les tatoueurs ne font que dessiner sur les gens toute la journée, au son de la musique préférée. Quoi de plus simple?

Alors comment expliquer que notre travail puisse être épuisant, infiniment complexe et qu’il peut parfois également être une source de détresse émotionnelle? Voici les points majeurs que j’ai moi-même relevés pour expliquer la situation :


Pour le tatoueur lui-même

  • Devoir passer par une longue période d’entrainement technique qui peut s’étendre sur des années dans des conditions financières précaires. Tatouer, c’est comme essayer de dessiner sur une feuille posée sur une balloune d’eau qui bouge, avec un crayon de 250g qui vibre.
  • Fournir une attention soutenue, une bonne présence d'esprit sur parfois de très longues heures de travail durant laquelle le client a lui la sensation de « ne rien faire ».
  • Vivre différentes douleurs physiques reliée aux postures et aux outils. Maux de dos, de cou, d’épaules, de coudes, de poignets, de mains, souvent chroniques.
  • Travailler dans des conditions loin de nos attentes et de notre idéal. Voir les détails plus bas.
  • Gérer physiquement et émotionnellement la douleur qu’on inflige de notre propre volonté à un autre être humain.



En relation avec ses pairs

  • À différent degrés, vivre une relation hostile avec ses compétiteurs, parfois déloyale.
  • Recevoir des commentaires dévalorisants (et souvent par client interposé) d’individus qui croient à tort savoir ce qu'il faut faire et pouvoir le faire sans expérience ou formation.
  • Recevoir les critiques d’autres tatoueurs d'orientations théoriques différentes.
  • Côtoyer quotidiennement, des gens dont les valeurs sont en conflit avec les nôtres.



En relation avec le gouvernement

  • Aucune reconnaissance comme artiste ou comme travailleur auprès du gouvernement :
  • Difficulté voir impossibilité à bénéficier de subventions auprès du CALQ
  • Difficulté voir impossibilité à bénéficier d’aide au démarrage d’entreprise
  • Pas d’avantages sociaux (CSST, RRQ, chômage, congé de maladie ou parental, etc.)
  • Contrairement à la France, absence d’Association, ou d’Ordre pour uniformiser les protocoles de la pratique. Comme l’Ordre des acupuncteurs du Québec ou l’Association des électrolystes et esthéticiennes du Québec (AEEQ) par exemple.
  • Par le fait même, quasi impossibilité de bénéficier d’assurances professionnelle pour se protéger de nos propres erreurs éventuelles. Les compagnies d’assurances qui en offrent le font à des prix exorbitants et pour la plus part d’entre nous inabordables.
  • Pas de contrôle gouvernemental sur les installations sanitaires contrairement à la France, aux États Unis ou aux autres provinces (on peut aussi critiquer la qualité du contrôle dans ces mêmes provinces). Ici je me permet de mentionner que l’absence de contrôle laisse 100% de la sécurité aux mains des intervenants en modifications corporelles et que la responsabilité du client de s’informer est très importante.
  • Longues heures de travail non rémunérées. Dessins de créations sur mesures, maintenance des équipements, procédures sanitaires, etc. Plusieurs s’entendront pour dire qu’un tatoueur passionné ne cesse jamais de travailler, souvent plus de 12h par jour, les fins de semaines et aussi même pendant son sommeil.
  • Pas de salaire stable et victime des fluctuations du marché.



En relation avec le client

  • Aucun droit a l’erreur. Pression vous dites?
  • Avoir la sensation de se battre à contrecourant en expliquant continuellement les faits réels du tatouage à des clients remplis de préjugés et d’idées reçues.
  • Constante justification de la valeur de notre travail. « Mon voisin peut me le faire pour la moitié du prix »
  • Avoir à décevoir les gens face à leurs attentes irréalistes. Grosseur et détail d’un tatouage, emplacement, valeur monétaire, durée de l’exécution, etc.
  • Avoir à vivre avec les influences de la téléréalité. Qui est loin d’être réaliste malgré son appellation et qui embelli énormément la vie de tatoueur et encourage de jeunes artistes à se lancer dans une activité complexe et lourde de responsabilité sans formation préalable, mettant ainsi en danger la santé et mutilant à vie la peau de leurs proches.
  • Répondre aux même questions insensées jours après jours. Non, nous ne sommes pas tous contorsionnistes et ambidextres pour faire nos propres tatouages.
  • Peu de reconnaissance comme artiste auprès des clients.
  • Vivre avec le phénomène de mode et se faire demander les mêmes tatouages jours après jours. Ici j’aimerais expliquer ma définition personnelle entre un tatoueur et un artiste du tatouage. Un tatoueur est un exécutant qui reproduit souvent intégralement les modèles déjà conçu (souvent d’ailleurs sans permission de l’artiste original). Un artiste du tatouage travaille presque exclusivement à partir des idées du client pour créer des modèles sur mesures uniques, dans son propre style, comme le ferait un peintre ou un illustrateur. Un modèle unique par un artiste de talent et reconnu, ça se paie et c’est là que se trouve souvent toute la différence entre le prix d’un artiste et un autre. Se faire présenter le même dessin trois fois dans une semaine, sans aucune ouverture d’esprit ou de confiance de la part du client, ca peut devenir frustrant et dévalorisant.
  • Vivre une proximité intime avec une grande variété d’individus, parfois sur de longues périodes de temps. Des gens qui parfois nous mettent mal a l’aise, sentent mauvais, sont malades, qui portent un bagage émotif difficile, etc.
  • Vivre avec les constants préjugés sur notre éthique et même parfois sur notre valeur comme personne.

Exemples :
Les parents qui se placent entre nous et leurs enfants à l’épicerie. (Les gens tatoués sont dangeureux)

Tous les commentaires agressifs par les parents suspicieux. « Tu réutilise les aiguilles j’te gage? » (Les tatoueurs sont sans éthique)

Se faire demander de donner le reçu avant de donner le dépôt. (Les tatoueurs sont malhonnètes)

Se faire parler de sujets généraux avec condescendance. (Les tatoueurs ne sont pas instruits)

À chaque fois qu'on semble fatigué : « Grosse soirée hier? » (Les tatoueurs sont toujours sur le party)
Etc.


Plusieurs artistes tatoueurs vont reconnaître dans cette liste plusieurs facteurs qui ont un impact sur leur santé mentale et physique et qui peuvent conduire à la limite jusqu’à un état de détresse. Bien que le travail de tatoueur soit valorisant, l’artiste se voit confronté à la culpabilité de faire une erreur, de ne plus trouver le temps pour relaxer ou d’éprouver de la frustration envers son client qui le fait vivre.

Le choix de devenir tatoueur peut-il être un choix basé sur des attentes réalistes? Pouvons-nous avouer être à la recherche de saines gratifications telles que le plaisir de créer des œuvres belles, uniques et qui nous ressemblent pour s'épanouir comme artiste marginal, le contact intime avec une riche variété d'individus et de styles de vie, le plaisir d’apporter quelque chose à sa communauté  en partageant ses connaissances artistiques et en promouvant des valeurs créatives qui nous tiennent à cœur? Qu’est ce qui fait de nous un bon artiste tatoueur? Je me permets de suggérer la liste non-exhaustive suivante de caractéristiques, encore une fois inspirée de l’article susmentionné :


Qualités personnelles

  • Calme intérieurement
  • Capable de faire face aux situations urgentes
  • Capable de gérer son stress
  • Capable de gérer son temps
  • Capable de s'affirmer
  • Capable de se remettre en question
  • Créatif
  • Dynamique
  • En bonne santé physique et mentale
  • Esprit ouvert
  • Honnête
  • Intuitif
  • Avoir le sens de l'organisation
  • Maîtrise de soi
  • Motivé à se former et à s'améliorer
  • Réaliste
  • Avoir un bon sens de l'humour
  • Un sens éthique
  • Être sobre
  • Ponctuel
  • Avoir une bonne connaissance de soi et de ses limites
  • Être flexible pour s’adapter à une industrie en pleine expansion



Qualités interpersonnelles

  • Recevoir le client avec sensibilité
  • Capable d'établir un bon contact avec les gens
  • Capable d'écouter
  • Disponible
  • Offrir un service à la clientèle impeccable
  • Esprit d'équipe
  • Capable de communiquer avec les membres d'une équipe multidisciplinaire. Gestionnaire vs. Artistes. Ouch.
  • Faire preuve d'empathie



Qualités techniques

  • Être un artiste hors pair
  • Être articulé
  • Parler anglais et français
  • Savoir les premiers soins
  • Savoir se débrouiller avec la technologie moderne (ordinateurs, imprimantes, photographie, etc.)
  • Expérience ou formation artistique pertinente
  • Expérience ou formation sur le maniement et la maintenance de ses équipements
  • Formation pour la santé et sécurité au travail (notamment concernant les agents pathogènes transmissibles par le sang)
  • Être informé des nouvelles tendances et technologies



Je n'ai jamais rencontré d'artistes tatoueurs qui correspondent complètement à ce portrait. Les tatouages continueront donc d’être exécutés par des êtres humains imparfaits qui visent l'accessible plutôt que l'idéal, tout en tenant compte des attentes de leur client, du juste respect de leur éthique personnelle et du contexte dans lequel se déroule la pratique de leur art.
Karine "Ruby" P. LeBlanc
Gatineau, 10 décembre 2010



------------------------------------------------
Je vais ajouter ici à la suite de l'article les questions et commentaires pertinents que je reçois ainsi que ma réponse à ceux-ci.

Commentaires de JosephB
sur le forum TattooRama
11 décembre 2010


Il serait je pense bien venu de faire le penchant opposé, les aspects positifs du métier, parce que là on dirait que vous êtes les nouveaux martyres modernes, même si j'entends bien tout ce que tu as décris, ta réflexion pourrait sans problème coller à mon métier.
Tu soulèves un autre point qui m'interpelle depuis longtemps, la notion "d'artiste tatoueur".

Personnellement cette appellation me hérisse les poils, je m'explique.


Pour moi l'auto-proclamation n'a aucune valeur. On voit par exemple des blogs de scratcheurs qui se nomment pompeusement "artiste tatoueur", surement à cause de la vague des "tattoo artists" d'outre-Atlantique.


Pour moi, vous êtes des "tatoueurs", c'est aux clients d'estimer si vous êtes des artistes ou non, en se faisant tatouer par vous ou non.


On a l'impression d'un complexe d'infériorité, et j'ai toujours une certaine pitié pour ceux qui se proclame "artiste", surtout quand ils sont mauvais, ce qui arrive souvent (ce qui n'est pas ton cas, bien au contraire).


J'espère que tu ne prendras pas mal mon commentaire, mais au contraire qu'il amènera une réflexion, voir un "débat" qui pourrait être intéressant.


Réponse de Ruby
J'aime beaucoup ta question. Je vais y répondre ici mais j'aimerais si tu peux que tu le poste directement sur le blogue pour en faire profiter les autres.

Au Québec (je ne sais pas pour ailleurs) il y a des règles très claires qui définissent l'artiste professionnel au niveau du Conseil des Arts et Lettres du Québec (CALQ) :


Comment définit-on un artiste professionnel?

L'artiste se définit comme suit :
* se déclare artiste professionnel;
* crée des œuvres ou pratique un art à son propre compte ou offre ses services, moyennant rémunération, à titre de créateur ou d'interprète, notamment dans les domaines sous la responsabilité du Conseil des arts et des lettres du Québec;
* a une reconnaissance de ses pairs;
* diffuse ou interprète publiquement des œuvres dans des lieux et / ou un contexte reconnus par les pairs.


Donc un tatoueur qui se déclare artiste, qui va tatouer ses propres créations à la demande du client pour de l'argent, qui est reconnu par les autres tatoueurs comme étant l'un des leurs et dont les œuvres sont vues par le public peut théoriquement bénéficier légalement du statut d’artiste professionnel aux yeux du gouvernement. Va sans dire que beaucoup d’artistes tatoueurs sont aussi peintres, illustrateurs et plusieurs d’entre eux exposent régulièrement dans des galeries. Il n'y a donc rien de pompeux là dedans.